Depuis quelques années, le mot « collaborateur » envahit le monde du travail : les tribunes, les articles de presse spécialisée, les brochures de recrutement, les documents internes aux entreprises, les réunions d'instance, etc., font apparaître partout ce terme pour désigner en réalité ce qui n'est autre que les « salariéEs », les « employés » ou les « travailleurs », d'une entreprise ou d'une administration.
Pourtant, en ce sens le mot « collaborateur » n'existe pas dans le code du travail. Pas une seule fois. Or c'est le code du travail qui régit strictement les rapports de production dans notre société.
Pour être plus précis, les seules occurrences du terme « collaborateur » dans le code du travail désignent l'associé d'un projet entrepreneurial, c'est-à-dire les cadres dirigeants d'une entreprise, ou leurs éventuels partenaires extérieurs : « travailleurs indépendants », « conjoints » du « chef d’entreprise » ou du « travailleur indépendant » ou de l’« entrepreneur individuel ». Il s'agit d'un terme précis qui ne désigne qu'une association de patrons.
Alors pourquoi une telle volonté du patronat et du management de l'appliquer aux salariéEs de leur propre entreprise ?
Les termes « salarié », « employé » ou « travailleur » sont eux aussi très précis : ils recouvrent avant tout le concept de subordination, que la Cour de Cassation a défini depuis 1996 comme « l'exécution d'un travail sous l'autorité d'un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d'en contrôler l'exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ». Ce lien de subordination du salarié à son employeur est par ailleurs inscrit dans le contrat de travail. En droit, ce qui caractérise un contrat de travail est le « lien de subordination juridique permanente ». ToutE salariéE est « subordonnéE ». On ne peut à la fois être « collaborateur » et « subordonné ».
Oui mais voilà : dans le management moderne, cette relation de subordination fait tache. Elle révèle la réalité illégitime des rapports de production capitaliste qui est que les patrons et les salariéEs ne sont pas sur un pied d'égalité : les premiers dominent les seconds.
Motivé par un complexe de supériorité, le management reprend donc un terme dont étaient traditionnellement affublés les cadres (que la direction considérait comme des interlocuteurs aptes à « collaborer » avec elle) pour l’appliquer au reste des salariéEs de l’entreprise. Il donne ainsi l'illusion que tout le monde existe sur le même plan que l’encadrement, que touTEs les salariéEs de l’entreprise vivent les conditions d’une égalité.
Il s’agit donc, dans ce détournement sémantique, d'une offensive idéologique du patronat. L'objectif est de faire sauter l’idée même de subordination, au profit de la collaboration qui est censée se faire de plein gré. En pratique, c’est un concept que l’on retrouve notamment dans la rhétorique de « l’entreprise libérée » où l’on considère chacunE comme son propre manager.
Ce lien de subordination est pourtant ce qui justifie la totalité de l'arsenal des droits et protections salariales définies dans le code du travail. Par conséquent, en droit, annuler le statut de salarié, c'est supprimer l'ensemble des droits et protections qui y sont attachés. Le code du travail est la contrepartie à la subordination. Supprimer la notion de subordination enlève la contrepartie.
Masquer le lien de subordination par ce détournement sémantique répond donc aussi à un intérêt stratégique : cela permet de masquer cette réalité que les patrons d'un côté, et les salariéEs de l'autre, n’ont pas les mêmes intérêts : ces derniers cherchent à vendre leur force de travail le plus cher possible quand les premiers veulent la leur payer le moins cher possible. En effaçant l'antagonisme des intérêts, le patronat est plus à même de nier les rapports de force et d'orienter les aspirations des salariéEs vers ses propres intérêts patronaux.
A prendre les patrons au mot, si nous étions véritablement des « collaborateurs », alors touTEs les salariéEs des entreprises devraient dès lors bénéficier des mêmes prérogatives que les patrons : le même pouvoir de décider de tout dans l'entreprise, et les mêmes salaires...
Pas sûr qu'ils acceptent de « collaborer »...