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Le réchauffement planétaire que nous subissons, susceptible de provoquer un désastre mondial, n'est pas une fatalité. Il peut être maîtrisé et atténué ; à condition de s'engager dès maintenant dans un renversement radical des modes de production.
Dans son rapport spécial d'octobre 2018, dont il n'existe pas encore de traduction française officielle, le Groupe d'experts Intergouvernemental sur l'Évolution du Climat (GIEC) [1] établit un constat décisif sur les objectifs à atteindre concernant la lutte contre le réchauffement climatique : les risques sur les systèmes naturels et humains sont moins élevés pour un réchauffement planétaire de 1,5°C que pour un réchauffement de 2°C.
Avec un réchauffement planétaire, lié aux activités humaines, mesuré aujourd'hui à 1°C au-dessus des niveaux préindustriels, des effets sur les systèmes naturels et humains ont déjà été observés. De nombreux écosystèmes terrestres et océaniques ainsi que certains des services qu'ils fournissent ont déjà été modifiés en raison de ce réchauffement. La qualité et la quantité des risques à venir dépendent de l'ampleur et de la vitesse à laquelle le réchauffement se manifeste, de la situation géographique, des niveaux de développement et de vulnérabilité des régions, ainsi que des choix et de la mise en œuvre d'options d'atténuation et d'adaptation.
Il est déjà acté que le réchauffement planétaire atteindra au moins 1,5°C entre 2030 et 2050, compte tenu de la durée de vie des gaz à effet de serre déjà accumulés dans l'atmosphère. Nous en avons ici exposé quelques causes et conséquences tragiques. Cela étant, soit des mesures radicales sont mises en œuvre dès maintenant pour limiter et maintenir le réchauffement à 1,5°C, soit on laisse le réchauffement s'accentuer jusqu'à 2°C ou plus, au risque d'un désastre mondial.
1,5°C n'est pas 2°C
Les études scientifiques montrent des différences fortes de caractéristiques climatiques régionales entre un réchauffement planétaire de 1,5°C et un de 2°C. Voici selon le rapport spécial du GIEC quelques implications comparées.
Les températures moyennes sur la plupart des terres émergées et des régions océaniques, les températures des extrêmes chauds dans la plupart des régions habitées, les risques de fortes précipitations dans plusieurs régions, la probabilité de la multiplication des sécheresses et des extrêmes météorologiques (cyclones, ouragans, canicules, etc.) sont plus élevés dans le cas d'un réchauffement de 2°C que dans celui d'un réchauffement de 1,5°C. En raison des fortes précipitations, la fraction de la superficie mondiale touchée par les inondations devrait être plus importante dans le premier cas que dans le second.
Les risques associés à l'élévation du niveau de la mer sont plus élevés à 2°C qu'à 1,5°C de réchauffement planétaire. De même, le niveau d'acidification des océans dû à l'augmentation des concentrations de dioxyde de carbone (CO2) devrait être encore plus néfaste à 2°C qu'à 1,5°C ; car le risque de perte irréversible de nombreux écosystèmes marins et côtiers augmente avec le réchauffement climatique, en particulier de 2°C ou plus. Les récifs coralliens, par exemple, devraient encore diminuer de 70 à 90% à 1,5°C, mais à 2°C les pertes deviendraient supérieures à 99%. Le rythme plus lent de l'élévation du niveau de la mer dans le cas d'un réchauffement de 1,5°C réduit un certain nombre de risques, ce qui offre de plus grandes possibilités d'adaptation, notamment quant à la gestion et restauration des écosystèmes côtiers naturels et au renforcement des infrastructures humaines. Limiter le réchauffement à 1,5°C par rapport à 2°C devrait réduire l'augmentation de la température de l'océan ainsi que celle de son acidité. Par conséquent, les risques pour la biodiversité marine, les pêcheries et les écosystèmes, notamment dans leurs fonctions et services rendus à l'humain, seraient réduits.
De manière générale, les effets sur la biodiversité et les écosystèmes, y compris la perte et l'extinction d'espèces, devraient être plus forts dans le cas d'un réchauffement planétaire de 2°C comparé à un réchauffement de 1,5°C. Par exemple, sur 105 000 espèces étudiées, 6% des insectes, 8% des plantes et 4% des vertébrés devraient perdre plus de la moitié de leur aire de répartition géographique déterminée par le climat pour un réchauffement planétaire de 1,5°C, contre 18% des insectes, 16% des plantes et 8% des vertébrés pour un réchauffement planétaire de 2°C. Par ailleurs, les effets associés à d'autres risques liés à la biodiversité, comme les feux de forêt et la propagation d'espèces invasives, sont plus forts à 2°C de réchauffement planétaire qu'à 1,5°C. Limiter le réchauffement à 1,5°C devrait réduire les effets sur les écosystèmes terrestres, d'eau douce et côtiers, et conserver une plus grande part de leurs services rendus aux humains.
Les conséquences tragiques du réchauffement sur la santé, les moyens d'existence, la sécurité alimentaire, l'approvisionnement en eau, la sécurité humaine et la croissance économique devraient augmenter dans le cas d'un réchauffement planétaire de 1,5°C, mais augmenter davantage en cas d'un réchauffement de 2°C.
On s'attend à ce que les risques de morbidité et de mortalité liées à la chaleur soient plus élevés dans le cas d'un réchauffement planétaire de 2°C que dans celui d'un réchauffement de 1,5°C. La pauvreté et les désavantages augmenteront dans certaines populations à mesure que le réchauffement planétaire augmentera. Les risques liés à certaines maladies à transmission vectorielle, comme le paludisme et la dengue, devraient augmenter avec le réchauffement de 1,5°C à 2°C, y compris les déplacements potentiels dans leur zone géographique. Les réductions des disponibilités alimentaires sont plus importantes dans le cas d'un réchauffement climatique de 2°C que dans celui d'un réchauffement de 1,5°C, notamment au Sahel, en Afrique australe, en Méditerranée, en Europe centrale et en Amazonie. Les pays tropicaux et subtropicaux de l'hémisphère Sud devraient être les plus touchés par le changement climatique en termes de croissance économique si le réchauffement planétaire passait de 1,5°C à 2°C. Limiter le réchauffement à 1,5°C par rapport à 2°C devrait se traduire par des baisses nettes plus faibles des rendements du maïs, du riz, du blé et éventuellement d'autres cultures céréalières, en particulier en Afrique subsaharienne, en Asie du Sud-Est et en Amérique latine. On estime que limiter ce réchauffement à 1,5°C pourrait réduire le nombre de personnes à la fois exposées aux risques liés au climat et vulnérables à la pauvreté de plusieurs centaines de millions d'ici 2050.
Il existe un large éventail d'options d'adaptation qui peuvent réduire les risques du changement climatique. Or la plupart des besoins d'adaptation seront plus faibles, et donc plus accessibles, pour un réchauffement climatique de 1,5°C comparé à 2°C. Des effets néfastes du changement climatique sur le développement durable, l'éradication de la pauvreté et la réduction des inégalités seraient plus largement évités si le réchauffement était limité à 1,5°C au lieu de 2°C, si les synergies d'atténuation et d'adaptation étaient maximisées. Enfin, il est établi que les risques seront plus graves si le réchauffement planétaire dépasse 1,5°C avant de revenir à ce niveau d'ici 2100, que s'il se stabilise progressivement à 1,5°C ; risques d'autant plus importants que le niveau de réchauffement maximal serait élevé (par exemple, environ 2°C).
Bougeons-nous le cul !
Les trajectoires reflétant les ambitions actuelles en matière d'atténuation jusqu'en 2030 sont globalement cohérentes avec des trajectoires qui entraîneront un réchauffement planétaire d'environ 3°C d'ici 2100, et jusqu'à 5°C par la suite. Autant dire que les ambitions politiques actuelles sont trop faibles et irresponsables. Les lois naturelles ont posé un ultimatum et l'humanité est au pied du mur pour relever le défi de sa survie : il faut limiter le réchauffement progressif anthropique de la planète à 1,5°C maximum d'ici 2100.
Alors que doit-on faire pour y parvenir ? D'après le GIEC, pour atteindre un dépassement nul ou limité de 1,5°C d'ici 2100, les émissions anthropiques nettes mondiales de CO2 doivent être diminuées d'ici 2030 d'environ 45% par rapport aux niveaux de 2010, pour atteindre zéro net d'ici 2050. Les émissions de méthane et de carbone noir, quant à elles, doivent être réduites chacune d'ici 2050 de 35% ou plus par rapport à 2010.
Toutes les études scientifiques préconisent des trajectoires qui montrent une baisse des émissions mondiales de gaz à effet de serre à moins de 35 Gt CO2 éq par an dès 2030 [2]. Or ces émissions sont actuellement de l'ordre de 54 Gt CO2 éq, et continuent d'augmenter chaque année.
Atteindre et maintenir les émissions anthropiques mondiales nettes de CO2 à zéro [3] contribuerait à stopper le réchauffement planétaire d'origine anthropique sur des échelles de temps multidécennales, à empêcher un réchauffement supplémentaire dû aux rétroactions du système Terre, et sont nécessaires pour renverser l'acidification des océans et minimiser l'élévation du niveau de la mer.
La priorité immédiate est donc de réduire les émissions mondiales de gaz à effet de serre à moins de 35 Gt CO2 éq par an d'ici 2030 (dans 10 ans !), ce qui implique la mise en œuvre dès aujourd'hui de transitions rapides et profondes dans les secteurs émetteurs de gaz à effet de serre, à savoir les domaines de l'énergie, de l'agriculture, de l'industrie, des villes et des infrastructures telles que les transports et les bâtiments.
Pour limiter le réchauffement à 1,5°C, il faut donc absolument réduire l'extraction des énergies fossiles (pétrole, gaz naturel, charbon) de 80% d'ici 2050 (c'est-à-dire les laisser sous terre) et parallèlement développer les énergies renouvelables de manière à ce qu'elles fournissent 70 à 85% des besoins énergétiques en 2050, en vue de tendre vers un système 100% renouvelable, non polluant. Autant dire qu'il faut engager un colossal rapport de force économique et politique avec les multinationales et les États pétroliers et miniers qui sont déterminés (à coups de millions) à saboter les luttes contre le réchauffement climatique pour préserver leurs profits. Or la faisabilité politique, économique, sociale et technique de l'énergie solaire, de l'énergie éolienne et des technologies de stockage d'électricité s'est considérablement améliorée au cours des dernières années. Ces améliorations signalent une transition possible du système de production d'électricité. Mais elles impliquent de mettre fin à l'appropriation privée des ressources naturelles (sols, eaux, forêts, vents, solaire, géothermie, ressources marines...) et des ressources du savoir, nécessaires à la transition.
Sorties du modèle de l'agrobusiness, l'agriculture et la forêt pourraient être des pompes à CO2 efficaces. Pour cela, des techniques sont déjà connues : limitation du travail du sol, couverts végétaux, intercultures, recours à l'azote organique (légumineuses), méthanisation des effluents d'élevage, réintroduction des arbres au sein des cultures, préservation de la biodiversité, etc. Il va de soi que toute utilisation d'intrants chimiques est à proscrire. Le passage vers l'agroécologie paysanne aurait des implications immédiates sur l'environnement, puisque toutes les pollutions cesseraient immédiatement.
Concernant les émissions de CO2 dans le secteur de l'industrie, elles devront être inférieures d'environ 65 à 90% en 2050 par rapport à 2010. De telles réductions peuvent être obtenues d'une part en combinant des technologies et des pratiques nouvelles et existantes, notamment l'électrification, l'hydrogène, les matières premières biologiques durables et la substitution de produits ; mais il faudra d'autre part prendre des mesures fortes pour empêcher les productions nuisibles ou inutiles, telles que la publicité ou l'industrie d'armement, et pour interdire la scandaleuse obsolescence programmée.
La transition des systèmes urbains et d'infrastructure compatible avec la limitation du réchauffement planétaire à 1,5°C implique, par exemple, des changements dans les pratiques d'aménagement du territoire et d'urbanisme, ainsi que des réductions plus importantes des émissions dans les transports et les bâtiments. Les mesures techniques et les pratiques permettant de réduire considérablement ces émissions comprennent diverses options en matière d'efficacité énergétique. Mais d'un point de vue politique, il faudra convertir une immense partie du secteur automobile vers le développement du transport en commun gratuit ; pour le transport de marchandises, donner la priorité au fret ferroviaire ; puis réduire et taxer le transport aérien.
Plus les émissions seront faibles en 2030, moins il sera problématique de limiter le réchauffement planétaire à 1,5°C après 2030 avec un dépassement nul ou limité. Tout retard dans les mesures à prendre pour réduire les émissions de gaz à effet de serre entraîne des risques d'escalade des coûts, de verrouillage des infrastructures émettrices de carbone, d'immobilisation des actifs, et de réduction de la flexibilité des options de réponse futures à moyen et à long terme. Ces facteurs peuvent accroître les inégalités de répartition entre les pays selon leur stade de développement.
Limiter les risques de réchauffement planétaire à 1,5°C dans le contexte du développement durable et de l'éradication de la pauvreté (pour que les plus pauvres ne paient pas plus cher le coût humain du réchauffement) implique des transitions systémiques qui peuvent être rendues possibles dès maintenant par une augmentation des investissements d'adaptation et d'atténuation, des instruments politiques, l'accélération des innovations technologiques et des changements de comportement.
Selon les projections, les trajectoires du modèle limitant le réchauffement climatique à 1,5°C d'ici 2100 devraient impliquer en moyenne des besoins d'investissement annuels d'environ 2400 milliards de dollars dans le système énergétique entre 2016 et 2035, soit environ 2,5% du PIB mondial. A titre de comparaison, ce montant correspond exactement aux dépenses militaires actuelles. Autrement dit, ce ne sont pas les fonds qui manquent, mais les choix politiques à la hauteur des enjeux.
Alors que peut faire concrètement chacunE d'entre nous ? Agir dès maintenant, non seulement en adoptant des comportements moins complices des pollueurs, mais surtout en convainquant ses proches, ses collègues, ses réseaux, de l'urgence de la situation et de la nécessité de construire un gigantesque rapport de force politique. Une importante partie de la jeunesse du monde entier est bien consciente des enjeux climatiques : à son initiative, la semaine mondiale pour le climat du 20 au 27 septembre 2019 a mobilisé plus de 7,5 millions de manifestantEs, dont des millions de grévistes, à l'occasion de plus de 6 100 événements dans 185 pays (du jamais vu !). Cette stratégie est la bonne : construire un rapport de force populaire et massif, par la base, par la rue et par la grève. Notre priorité immédiate doit être celle-ci : tout faire, chaque jour, pour que plus de monde se mobilise en défense du climat... pour nos vies, pour celles de nos enfants.
[2] « Gt CO2 éq » signifie Giga tonnes en équivalent CO2. « L'équivalent CO2 » est une unité créée par le GIEC pour comparer les impacts des différents gaz à effet de serre et pouvoir cumuler leurs émissions. Il consiste à attribuer pour une période de temps donnée un « potentiel de réchauffement global » différent pour chaque gaz par rapport au CO2 qui sert d'étalon. Par exemple, une tonne de méthane (CH4) a un pouvoir de réchauffement global 28 fois plus élevé en moyenne qu'une tonne de CO2 sur une période de temps de 100 ans. Ainsi, chaque tonne de méthane est comptabilisée comme 28 tonnes d'équivalent CO2 dans les bilans des émissions de gaz à effet de serre.
[3] Les émissions nettes nulles de CO2 sont atteintes lorsque les émissions anthropiques de CO2 sont compensées globalement par les absorptions anthropiques de CO2 sur une période donnée.